5

 

Après la poussée de fièvre qui l’avait plongée dans le délire, Olivia avait sombré dans un sommeil agité, durant lequel elle n’avait cessé de gémir de douleur et de se lamenter, tout en se débattant, ce qui avait aggravé ses blessures. La deuxième nuit, elle avait recommencé à se plaindre de la présence de démons qui la torturaient. Ne me touchez pas, immondes créatures ! La troisième nuit, elle était demeurée étrangement silencieuse et immobile, comme si elle n’avait plus la force de lutter.

Aeron aurait préféré qu’elle continue à délirer.

Durant trois jours et trois nuits, il avait veillé sur elle sans relâche. Il était même allé jusqu’à lui lire un des romans d’amour dont Paris était friand, même si elle n’était pas consciente. Il l’avait forcée à boire et à avaler des cachets réduits en poudre. Il ne voulait pas avoir sa mort sur la conscience.

Et, surtout, il avait hâte qu’elle se rétablisse et qu’elle sorte de sa vie. Ce corps de femelle dans son lit le troublait un peu trop.

Et il y avait plus grave…

Colère ne cessait de réclamer une punition pour ceux qui avaient arraché les ailes de l’ange et l’avaient ensuite torturé. D’habitude, il s’exprimait avec des ordres brefs et envoyait à Aeron des images sanguinaires, mais, cette fois, il faisait de longues phrases et argumentait. C’était tout à fait inhabituel.

Aeron ignorait ce qu’Olivia avait subi et n’avait pas envie de savoir. Parce que s’il l’apprenait, il ne pourrait plus empêcher Colère d’agir. Ou il ne le voudrait plus. Il avait déjà du mal à le maîtriser.

Cesse donc de penser à tout ça.

Il ne devait surtout pas se laisser attendrir par Olivia. Pas plus qu’il ne devait la laisser occuper ses pensées davantage qu’elle ne les occupait. Sa vie était suffisamment compliquée ainsi.

Olivia avait choisi de venir sur Terre pour s’amuser. « S’amuser »… Il ne savait même pas ce que cela voulait dire, et n’avait pas le temps d’apprendre. De plus, ça ne l’intéressait pas. Pas du tout.

Elle tenait aussi à connaître l’amour. Grand bien lui fasse ! Lui, en tout cas, refusait d’être mêlé à ça. Surtout avec un être aussi fragile qu’elle. Et, d’ailleurs, l’amour ne l’intéressait pas non plus. Pas le moins du monde.

Elle cherchait la liberté. Ça, oui, il pouvait la lui accorder. Le plus vite possible. En la déposant en ville dès qu’elle irait mieux.

Il fallait absolument qu’elle guérisse. Et vite. Parce qu’il ne serait bientôt plus en mesure de contrôler son démon.

Punis ceux qui l’ont torturée. Ils le méritent.

Mais pourquoi donc Colère s’était-il pris d’affection pour cette pauvre créature ? Car il éprouvait de l’affection pour elle, sinon il n’aurait pas tant insisté pour la venger. Aeron avait beau réfléchir à la question, il ne trouvait pas de réponse.

Il se passa la main sur le visage. Depuis qu’il ne quittait plus le chevet d’Olivia, Lucien veillait sur Paris et l’obligeait à satisfaire les besoins de Luxure.

Torin venait deux fois par jour pour lui apporter à manger, mais il ne restait pas, pour ne pas risquer d’effrayer Olivia, si elle venait à se réveiller.

Malheureusement, les femelles du château avaient eu vent de la présence d’un ange et s’étaient présentées pour lui souhaiter la bienvenue. Bien entendu, il ne leur avait pas permis de franchir sa porte. Elles aussi risquaient de terroriser la trop sensible Olivia. De plus, elles ne savaient pas comment lui venir en aide. Elles n’avaient donc rien à faire ici. Il leur avait ri au nez quand elles avaient insisté pour entrer.

Mais il aurait volontiers affronté une nouvelle crise de panique d’Olivia. Au moins, cela aurait signifié qu’elle était consciente. Mais pourquoi donc n’ouvrait-elle pas les yeux ? Elle ne bougeait plus depuis trop longtemps, et cela devenait vraiment préoccupant. Aeron roula précautionneusement sur le côté pour vérifier qu’elle respirait toujours. Sa peau était d’une pâleur cadavérique, ses veines saillaient, elle avait les cheveux en bataille, les joues creuses, les lèvres gercées et couverte de croûtes aux endroits où elle les avait mordues.

Mais cela ne l’empêchait nullement d’être belle, éthérée, fragile, délicieuse. Si délicieuse qu’un poids comprimait la poitrine d’Aeron quand il la contemplait. Cette délicate créature l’émouvait et réveillait ses instincts de mâle protecteur.

Il était donc urgent qu’elle guérisse et qu’il se débarrasse d’elle.

— Si ça continue comme ça, elle va y passer, grommela-t-il en fixant le plafond. Vous ne pouvez pas laisser faire ça.

Il s’adressait aux dieux. Aux siens, et aussi à celui qu’Olivia appelait le Seul et Unique.

— Vous laissez une innocente endurer les plus terribles souffrances et avancer inexorablement vers la mort ?

Mais regarde-toi… Tu es écœurant. Tu supplies pour qu’elle soit épargnée. Pire qu’un humain. Eux, au moins, sont capables d’accepter la mort.

Mais il poursuivit tout de même.

— Pourquoi refusez-vous de l’épargner ? insista-t-il.

Un grognement imperceptible lui répondit. Il se raidit, prêt à bondir, et se saisit du poignard qu’il conservait toujours à portée de main, sur sa table de nuit. Son regard balaya la pièce autour d’eux. Il était pourtant seul avec Olivia. Aucune entité ne s’était matérialisée pour le punir de s’adresser aux dieux sur ce ton irrévérencieux.

Il se détendit. Il devenait nerveux… Sans doute le manque de sommeil…

La nuit était tombée depuis longtemps et la lueur de la lune entrait à travers la porte-fenêtre donnant sur son balcon, baignant la chambre d’une lumière douce et reposante qui aurait dû l’inciter, fatigué comme il était, à glisser lentement vers le sommeil. Et, pourtant, il demeura les yeux ouverts, aux aguets.

Que ferait-il, si Olivia venait à mourir ? Souffrirait-il de son absence comme Paris souffrait de celle de Sienna ? Sûrement pas ! Il ne pleurerait pas la disparition d’une femelle qu’il connaissait à peine. En revanche, il se sentirait coupable. Parce qu’elle l’avait sauvé et qu’il avait une dette envers elle.

Tu ne la mérites pas.

Une voix venait de murmurer dans son esprit et il battit des paupières. Il n’avait pas reconnu celle de Colère, mais le timbre, bas et grave, lui avait paru vaguement familier. C’était peut-être Sabin, gardien de Crainte, qui était rentré de Rome et qui se livrait à son passe-temps favori : semer le doute dans les esprits.

— Sabin ? demanda-t-il d’un ton mauvais.

Pas de réponse.

Elle est trop bien pour toi.

Cette fois, Colère réagit à la voix en grondant et en s’agitant.

Il ne s’agissait donc pas de Sabin, qui, par ailleurs, ne devait pas revenir avant plusieurs semaines. De plus, le démon de Sabin s’exprimait en général d’un ton sarcastique et joyeux, car rien ne lui procurait plus de joie que de distiller son venin. Or, Aeron ne décelait aucune joie dans cette voix-là.

Mais qui d’autre possédait le pouvoir de s’insinuer dans les pensées ?

— Qui est là ? demanda-t-il.

Peu importe. Sache seulement que je suis venu lui apporter la guérison.

La guérison ? Aeron se détendit un peu. Quelque chose dans le timbre de cette voix inspirait confiance… Cet accent de vérité lui rappelait celui d’Olivia. Il se demanda s’il n’avait pas affaire à un ange.

— Merci, murmura-t-il.

Inutile de me remercier, démon, répondit la voix d’un ton plein de colère.

Tant de ressentiment chez un ange ? Impossible. Dans ce cas, il s’agissait peut-être d’un dieu. Mais un dieu serait apparu au milieu d’éclairs et de coups de tonnerre, pour l’impressionner et réclamer des marques de soumission ou de gratitude. Aeron n’entendait d’ailleurs pas le bourdonnement de pouvoir qui accompagnait en général la présence d’un dieu.

Car je suis persuadé que, une fois guérie et éveillée, elle commencera à te voir tel que tu es, poursuivit l’entité.

Aeron jugea prudent de ne pas protester.

— C’est-à-dire ? demanda-t-il tout de même.

Tu es un être inférieur, mauvais, vicieux, pourri, stupide, abruti, demeuré.

— Sans blague ! s’exclama-t-il, tout en se déplaçant insensiblement pour placer son corps en bouclier devant celui d’Olivia.

Mauvais et vicieux… Ce vocabulaire lui rappelait celui des chasseurs. Mais un chasseur aurait attaqué sans prévenir et ne possédait pas le pouvoir de s’adresser à son esprit.

De nouveau, Aeron se demanda si l’intrus n’était pas un ange. Un ange vengeur, peut-être…

Un grognement résonna de nouveau dans la pièce.

Ton insolence me donne raison. C’est pourquoi je tiens à ce qu’elle apprenne à te connaître. J’ai la sensation qu’elle ne va pas aimer ce qu’elle va découvrir. Mais attention… N’en profite pas pour la souiller. Si tu oses la toucher, je t’enterrerai avec tous ceux que tu aimes.

— Je n’ai pas l’intention de toucher à…

Tais-toi. Elle se réveille.

Olivia gémit. Il avait suffi de quelques minutes à cette entité pour tirer Olivia de sa léthargie. Aeron rendit mentalement hommage à son pouvoir.

— Merci, dit-il encore. Elle ne méritait pas de souffrir et…

Je t’ai dit de te taire. Si tu déranges son processus de guérison, démon… Oh, et puis j’en ai assez de toi ! Je ne te supporterai pas une seconde de plus. Dors.

Aeron tenta de résister à l’ordre de l’entité, mais son corps s’effondra près de celui d’Olivia. Ses paupières se fermèrent. Il eut beau se débattre et protester intérieurement, le sommeil l’emporta malgré lui, dans les ténèbres et le silence.

Il eut tout de même le réflexe de prendre Olivia dans ses bras.

 

***

 

Olivia s’étira longuement. Elle avait encore les paupières trop lourdes pour ouvrir les yeux, mais ses muscles se dénouaient peu à peu et c’était si bon… Elle sourit tout en inspirant profondément. Une odeur épicée pénétra ses narines, une odeur inconnue qui lui inspira aussitôt des fantasmes interdits. Jamais son nuage ne lui avait paru aussi… sensuel… Ni aussi tiède.

Elle aurait voulu rester ainsi pour toujours, mais les anges n’étaient pas autorisés à paresser. Aujourd’hui, elle allait rendre visite à Lysander. S’il n’était pas parti en mission secrète, comme c’était souvent le cas. Et s’il ne s’était pas enfermé avec Bianka, comme cela lui arrivait fréquemment depuis peu. Ensuite, elle irait au château de Budapest, pour surveiller Aeron. Elle se demanda si elle serait toujours aussi fascinée par lui. Par les contradictions qui l’habitaient. S’il sentirait sa présence, s’il lui demanderait de se montrer, en menaçant de la tuer.

Elle souffrait de la manière dont il s’adressait à elle, mais elle ne lui en voulait pas. Il ignorait tout d’elle et de ses intentions. J’aimerais tant qu’il apprenne à me connaître… Elle était de compagnie agréable. Du moins d’après les autres anges. Mais que penserait d’elle un guerrier immortel possédé d’un démon, un être censé représenter son contraire ?

Elle ne s’inquiétait pas vraiment, car elle ne parvenait pas à percevoir Aeron comme un démon. Il appelait Legion son « précieux bébé », il lui achetait des diadèmes, il avait changé la décoration de sa chambre pour qu’elle s’y sente bien. Il avait même demandé à son compagnon Maddox de lui construire une alcôve. Une alcôve tendue de dentelle rose qu’il avait installée près de son lit.

Olivia aurait bien voulu avoir aussi son alcôve dans cette chambre.

L’envie est un péché. Personne n’a jamais construit d’alcôve pour toi, mais tu as aidé des milliers de gens à retrouver le rire et la joie de vivre.

Certes, sa tâche lui avait procuré une immense satisfaction. Mais, à présent, elle ne lui suffisait plus. Peut-être même avait-elle toujours voulu autre chose. Sa promotion dans la hiérarchie des anges avait simplement servi de révélateur à ses frustrations.

Tu es une gourmande…

Sous elle, le matelas de son nuage, plus chaud et accueillant que de coutume, remua en gémissant.

Un matelas qui remuait et gémissait ? Olivia redevint soudain lucide et parvint à ouvrir les yeux, ou plutôt à soulever prudemment ses paupières. Elle sursauta en découvrant ce qui l’entourait. Elle ne voyait pas le halo indigo du soleil levant ni les nuages blancs et joufflus. Elle se trouvait dans une pièce aux murs de pierre mal dégrossis, avec un parquet de bois et des meubles en cerisier.

Et une alcôve tendue de dentelle rose.

Elle comprit en un éclair et ce fut comme si elle recevait une gifle. Déchue. Je suis un ange déchu. Elle se souvenait maintenant de son passage en enfer et des démons qui l’avaient torturée. N’y pense pas ! Elle s’était déjà mise à trembler. Je suis auprès d’Aeron. En sécurité. Elle était maintenant humaine, une mortelle.

Mais pas seulement.

Elle se souvint de la visite de Lysander. Dans quatorze jours, elle abandonnerait tout ce qui restait de sa nature angélique. Mais… Est-ce que cela signifiait que… ?

Elle se mordit la lèvre inférieure, en se retenant d’espérer, pour ne pas être déçue, et tâta prudemment son dos. Ce qu’elle découvrit la soulagea et l’attrista à la fois. Ses blessures avaient cicatrisé, mais, hélas, ses ailes n’avaient pas repoussé pour autant.

Tu as fait un choix. Tu dois en assumer les conséquences.

Elle était prête à les assumer. Mais il était tout de même étrange de penser que ce corps sans ailes serait désormais le sien. Un corps qui n’était pas destiné à traverser l’éternité. Un corps qui jouirait et souffrirait.

Mais tout allait bien. Tout allait bien… Elle était dans le château des Seigneurs de l’Ombre. Auprès de son Aeron. Lequel dormait sous elle. Pour l’instant, elle n’avait connu que la souffrance. Elle avait hâte d’expérimenter le plaisir.

Elle glissa pour se placer à côté de lui et se tourna pour mieux l’étudier. Il dormait, le visage détendu, un bras sur le front, l’autre, celui qui l’avait serrée contre lui, le long du corps. Ce souvenir lui arracha un sourire rêveur, et son cœur se mit à battre furieusement.

Elle s’était étendue contre son large torse aux tatouages colorés, contre ses petits mamelons bruns, contre les larges bandes de muscles dessinées par ses abdominaux, contre cet étrange et attirant nombril.

S’il ne portait pas de T-shirt, il avait malheureusement gardé son pantalon. Mais pas ses chaussures. Aussi, elle put constater qu’il était tatoué jusqu’aux doigts de pied. Adorable…

Adorable ? Mais enfin qu’est-ce qui te prend ? Serais-tu devenue un monstre ?

Les tatouages d’Aeron représentaient d’atroces scènes de meurtres et de batailles, et pourtant elle avait envie de les caresser. D’ailleurs, à propos… Elle effleura du bout de l’index les ailes du papillon qui se déployait sur ses côtes.

Cette infime caresse arracha un soupir à Aeron et elle sursauta – elle n’aurait pas voulu être surprise à le caresser pendant son sommeil – si fort qu’elle en tomba du lit. Et quand elle leva les yeux, elle s’aperçut avec effroi qu’elle avait réveillé Aeron.

Il s’était redressé et la contemplait fixement.

Elle déglutit et lui adressa un timide geste de la main.

— Euh… Bonjour…

Il la balaya du regard, des pieds à la tête.

— On dirait que vous allez mieux, commenta-t-il d’une voix rauque.

Rauque de sommeil. Mais pas de désir, hélas. Il n’y avait pas à s’y tromper.

— Vous êtes donc guérie ? demanda-t-il.

— Oui, merci.

Elle répondait oui, mais elle n’était pas très sûre, parce que son cœur battait toujours trop fort et qu’une étrange douleur lui comprimait la poitrine. Pas aiguë, comme celle de la cicatrice de ses ailes, mais pesante, oppressante.

— Vous avez souffert pendant trois jours, reprit Aeron.

— Trois jours ?

Trois jours… C’était long, mais pas tant que ça, quand on songeait à l’état dans lequel elle était arrivée.

— Comment ai-je pu cicatriser aussi rapidement ? demanda-t-elle.

Il lui lança un regard noir.

— Nous avons eu un visiteur la nuit dernière. Un ange. Il n’a pas daigné se présenter, mais il a déclaré qu’il venait vous apporter la guérison. Apparemment, il disait vrai. À part ça, il n’avait pas l’air de m’apprécier.

Un ange qui n’appréciait pas Aeron ? Lysander, bien sûr…

— Il s’agissait de mon mentor, dit-elle.

En venant ici la guérir, Lysander avait dû transgresser quelques règles. Mais lui, il en avait le droit.

Une fois de plus, Aeron la balaya du regard, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’elle était rétablie. Ses pupilles se dilatèrent, avalant ses magnifiques iris violets. Mais ce n’était pas de la joie qu’elle lisait dans ses yeux. Plutôt de la colère. Encore ? Où donc était passée la tendresse qu’il avait manifestée envers elle ? Elle n’avait pourtant rien fait pour lui déplaire. Est-ce que Lysander avait dit quelque chose qui l’avait contrarié ?

— Votre tunique, murmura-t-il d’une voix rauque.

Puis il se détourna vivement, lui présentant son dos, en même temps que son second papillon – magnifique spectacle qui lui mit l’eau à la bouche.

— Faites descendre votre tunique, ordonna-t-il.

Elle fronça les sourcils et baissa les yeux.

Sa tunique retroussée jusqu’à la taille laissait voir sa culotte blanche. Bon… et alors ? Ce n’était tout de même pas ça qui l’avait mis en colère… Anya, déesse de l’Anarchie et compagne de Lucien, se promenait dans le château à demi nue et personne n’y trouvait rien à redire. Elle fit tout de même descendre le léger tissu de son vêtement sur ses chevilles. Elle songea à se lever et à le rejoindre sur le lit, puis changea d’avis, de crainte d’être mal accueillie.

— C’est fait, annonça-t-elle.

Il se retourna pour lui faire face, les pupilles toujours dilatées, et inclina la tête légèrement de côté, comme s’il réfléchissait.

— Quel est le rôle de ce mentor ? demanda-t-il enfin.

La question n’était pas difficile, et elle y répondit volontiers.

— Comme les humains, les anges doivent apprendre un certain nombre de choses. Par exemple, comment aider ceux qui sont dans le besoin. Comment combattre les démons. Mon mentor était – est – l’un des meilleurs. J’ai eu de la chance qu’il me soit attribué.

— Quel est son nom ? demanda-t-il d’un ton cinglant qui la frappa comme un fouet.

Pourquoi réagissait-il si violemment ?

— Vous le connaissez. C’est Lysander.

Les pupilles d’Aeron reprirent brusquement leur taille normale et Olivia fut de nouveau précipitée dans le mauve abyssal de ses iris.

— Le Lysander de Bianka ?

La formule la fit sourire.

— Oui. Et il s’est aussi manifesté pour moi, mais vous ne pouviez pas le voir.

— La nuit où j’ai cru que vous déliriez, murmura-t-il comme pour lui-même, en hochant la tête.

— Oui.

Elle se garda bien de préciser que Lysander avait l’intention de revenir, et tenta de se rassurer en se disant qu’il ne toucherait pas à Aeron tant qu’elle serait là.

Le visage d’Aeron se ferma.

— Dites à Lysander qu’il doit cesser de vous rendre visite, Olivia. Nous avons nos démons à maîtriser, les chasseurs à surveiller. Nous n’avons pas besoin d’un souci supplémentaire. Lysander vous a aidée et je lui en suis reconnaissant, mais je ne peux plus tolérer ses interventions.

Elle éclata de rire.

— Essayez de lui interdire de venir, si vous le pouvez, dit-elle. Mais je vous souhaite bon courage… Autant tenter d’empêcher le vent de souffler.

Aeron fit la moue, mais ne commenta pas la remarque.

— Vous avez faim ? demanda-t-il.

Elle fut ravie qu’il décide de changer de sujet. Elle avait déjà observé qu’il passait du coq à l’âne avec ses compagnons, lesquels avaient parfois du mal à le suivre. Il se comportait donc normalement avec elle. C’était bon signe.

— Oui, répondit-elle. Je meurs de faim.

— Je vous servirai donc à manger avant de vous raccompagner en ville, dit-il tout en balançant ses jambes hors du lit pour se lever.

Olivia en resta subjuguée. Il était magnifique. Incroyablement musclé. Délicieusement inquiétant. Et cette peau, couverte de tatouages, un patchwork de couleurs…

— Vous voulez toujours que je quitte le château ?

— Bien entendu.

— Pourquoi ?

— Je ne me souviens pas d’avoir laissé entendre que vous pouviez rester ici, répondit-il sèchement.

Il traversa la pièce à grands pas et disparut dans la salle de bains. Elle entendit un bruit de vêtements qu’on froisse, puis l’eau ruisseler sur les carreaux.

— Vous m’avez tenue dans vos bras toute la nuit ! cria-t-elle. Vous avez pris soin de moi pendant trois jours.

Quand un homme serrait une femme dans ses bras, cela signifiait qu’il était épris d’elle. Elle avait épié Aeron pendant plusieurs semaines et ne l’avait jamais surpris avec une femelle. À part Legion, bien entendu. Mais un petit démon, ça ne comptait pas. D’ailleurs, il ne serrait pas Legion dans ses bras quand elle dormait.

Il ne répondit pas. Bientôt, elle vit s’échapper de la salle de bains un nuage de vapeur d’eau transportant avec lui une odeur de savon au santal. Elle comprit qu’il prenait une douche et, de nouveau, son cœur s’emballa à l’idée qu’il était nu. Durant la période où elle l’avait épié, elle ne l’avait jamais vu sous la douche. Il avait toujours attendu qu’elle parte pour se déshabiller.

Depuis, admirer son corps nu était devenu une obsession.

Etait-il tatoué entre les jambes ? Et si oui, qu’avait-il choisi de représenter ?

Mais d’où me viennent ces idées saugrenues ?

Elle passa une langue gourmande sur ses lèvres, puis se figea, surprise et honteuse de l’intensité de son désir.

Je ne suis plus tout à fait un ange…

Non, en effet, elle n’était plus tout à fait un ange. Elle était une femme, et elle avait envie de contempler le corps nu d’Aeron. De le goûter. De se remplir de sa saveur. Après tout ce qu’elle avait enduré pour se rapprocher de lui, elle méritait un petit dédommagement. Et peut-être même un gros. En tout cas, elle n’était pas disposée à quitter ce château avant d’avoir au moins jeté un coup d’œil à l’objet de son désir.

Elle se leva d’un bond, mais sans ses ailes pour l’équilibrer, la marche se transformait en un exercice nouveau et compliqué. Elle atterrit sur les genoux et grimaça, mais la douleur lui parut supportable – rien en comparaison de ce qu’elle avait souffert en perdant ses ailes.

Elle se releva. Et retomba aussitôt. Zut ! Il venait de fermer le jet de la douche. Elle entendit le bruit d’une peau mouillée qui glisse contre le marbre, celui d’un tissu de coton qui frotte le métal.

Vite, avant qu’il ne soit trop tard.

Cette fois, elle ouvrit les bras pour s’en servir de balancier et plaça prudemment un pied devant l’autre avant de se redresser lentement. Elle oscilla à droite, puis à gauche, mais parvint à rester debout.

Mais Aeron sortait déjà de la salle de bains. Dommage… Il portait une serviette autour de la taille et une autre autour du cou. Zut et zut !

— Vous vous êtes douché bien vite, fit-elle remarquer. Vous êtes sûr que vous êtes bien lavé ?

Il ne lui accorda pas un regard et concentra toute son attention sur la commode placée devant lui.

— Absolument sûr, répondit-il sèchement.

— Ah…

— À présent, c’est à votre tour, ajouta-t-il en sortant du tiroir un T-shirt qu’il posa sur la commode.

Puis il se frotta le crâne avec la serviette qu’il portait autour du cou.

Jusque-là, elle l’avait trouvé superbe, mais « superbe » était un qualificatif en dessous de la vérité. Il était… Il était… Grandiose.

— Je n’ai pas besoin de me laver. Ma tunique me protège de toute souillure.

Elle remarqua qu’elle haletait. S’en était-il aperçu ?

Il fronça les sourcils, sans se tourner vers elle.

— Et vos cheveux ?

— Elle me dispense également de me laver les cheveux, dit-elle.

Avec des mains tremblantes, elle ajusta la capuche sur sa tête. Puis elle attendit quelques secondes, l’ôta et lissa du plat de la main ses cheveux maintenant soyeux et bien peignés, ses boucles impeccables.

— Vous voyez ? dit-elle.

Il daigna enfin lui accorder son attention. Son regard la balaya lentement, insistant, lui réchauffant le sang, lui donnant la chair de poule. Quand leurs yeux se rencontrèrent, elle put constater qu’il avait de nouveau les pupilles dilatées. Une mer noire submergeait ses iris violets.

— En effet, grommela-t-il.

Il lui tourna le dos et disparut dans son dressing, sans doute pour s’habiller, car il lança bientôt la serviette qui lui entourait la taille, laquelle atterrit en tas sur le sol.

Elle songea aussitôt qu’il était de nouveau nu et en oublia qu’il se montrait plutôt hostile. C’est le moment. En souriant, elle avança lentement. Elle parvint à faire deux pas, avant de trébucher de nouveau. Elle tomba sur les genoux, puis bascula en avant, sur le ventre, en poussant un cri étouffé.

— Mais à quoi jouez-vous ? s’exclama-t-il.

Elle leva les yeux. Aeron s’encadrait sur le seuil du dressing, vêtu d’un T-shirt noir et d’un jean. Il avait même eu le temps d’enfiler ses bottes et elle devina qu’il avait accroché des armes sous ses vêtements. Il la fixait, les yeux plissés, la bouche déformée par une moue incrédule.

Encore raté. Elle soupira de découragement.

— Peu importe, reprit-il, comme elle ne répondait rien. Il est temps d’y aller.

Déjà ?

— Vous ne pouvez pas m’abandonner en ville, protesta-t-elle précipitamment. Vous avez besoin de moi.

— Besoin de vous ? bredouilla-t-il, visiblement désarçonné. Sûrement pas ! Je n’ai besoin de personne.

Besoin de personne ? Il ne manquait pas d’audace.

— Le conseil enverra un ange pour faire le travail que je n’ai pas fait. Vous serez impuissant à vous défendre. Vous ne sentirez même pas sa présence.

Aeron croisa ses bras sur sa poitrine et la fixa d’un air buté – l’image même du mâle borné et sûr de lui.

— J’ai pourtant senti la vôtre, fit-il remarquer.

En effet, et elle ne s’expliquait toujours pas pourquoi.

— Mais vous n’avez pas senti celle de Lysander, le jour où il est venu me parler. Tandis que moi, je peux voir les anges et vous prévenir si l’un d’eux tente de vous approcher.

Personne ne viendrait avant l’expiration du sursis de quatorze jours – il leur en restait donc onze, puisque trois venaient de s’écouler –, mais Aeron l’ignorait.

Il remua la mâchoire de droite à gauche, déformant les tatouages qui les recouvraient.

— Vous disiez avoir faim, déclara-t-il enfin. Allons dans la cuisine.

De nouveau, il changeait de conversation. Cette fois, elle en fut agacée, mais elle ne protesta pas. Elle avait compris qu’il refusait d’admettre ses torts. Du moins pour le moment. De plus, elle avait faim. Elle se tortilla pour se hisser sur les genoux, puis sur ses pieds. Un pas… Deux… Trois… Elle fut bientôt devant Aeron, souriante, ravie de son succès.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Aeron.

— Vous voyez bien, je marche.

— Vous ne marchez pas mieux qu’un bébé, ironisa-t-il.

Elle releva le menton d’un air de défi.

— Je ne suis pas tombée, dit-elle.

Il secoua la tête – était-il de nouveau en colère ? – et lui prit la main pour l’entraîner.

— Venez, l’ange, dit-il.

— Ange déchu, corrigea-t-elle.

La sensation de ses doigts tièdes et puissants qui lui enserraient la main lui donna le frisson – encore un plaisir qu’elle découvrait avec ravissement.

Quand il la tira en avant, elle trébucha de nouveau, mais il la retint et la cala contre lui.

— Merci, murmura-t-elle.

Enfin ! Elle se pelotonna contre lui autant qu’elle le put. Au cours des siècles, elle avait eu maintes fois l’occasion d’observer des humains succombant à leurs instincts, mais elle ne s’était jamais vraiment demandé ce qu’ils en retiraient. Du moins pas avant d’avoir rencontré Aeron. À présent, elle comprenait. Tout cela était délicieux. Elle songea qu’Eve avait dû ressentir la même chose en croquant la pomme.

— Votre présence est un danger, grommela Aeron.

— Ma présence vous protège, au contraire, rétorqua-t-elle.

À force de le répéter, elle finirait bien par l’en persuader.

Il ne répondit pas et l’entraîna dans un long couloir, tout en la soutenant. Dans l’escalier, il dut la porter et elle put se serrer un peu plus contre son grand corps de guerrier. Elle en aurait encore mieux profité, si elle n’avait pas été distraite par les portraits d’anges et de démons qui décoraient les murs. Les anges, elle les reconnut. Les démons, elle préféra ne pas trop les étudier, pour éviter de réveiller les souvenirs atroces de son séjour en enfer.

Elle remarqua également des portraits d’hommes nus vautrés sur des lits tendus de draps de satin. Ceux-là, elle ne se priva pas de les détailler, sans en éprouver la moindre gêne. Ils la firent littéralement saliver et elle ne chercha pas à le dissimuler. Tout cet étalage de peau, de muscles et de tendons…

— C’est Anya qui s’est mêlée de la décoration, commenta Aeron. Vous devriez vous couvrir les yeux.

— Pourquoi ? s’étonna-t-elle. Ça m’intéresse.

Se priver de ce magnifique spectacle eût été un crime et une offense au Seul et Unique, dont il convenait de louer la Création.

— Vous êtes un ange, bon sang ! protesta Aeron. Vous n’êtes pas supposée reluquer les hommes.

— Je suis un ange déchu, corrigea-t-elle de nouveau. De plus, vous ne savez rien des anges et de la manière dont ils sont censés se comporter.

— Cessez donc de discuter et fermez les yeux, insista-t-il.

Il la déposa précipitamment à terre et la poussa dans un coin.

Des voix approchaient. Olivia se figea. Elle ne se sentait pas prête à affronter les occupants du château.

— Attention, dit Aeron alors qu’elle trébuchait.

Les amis immortels d’Aeron l’effrayaient toujours autant. De plus, son nouvel état la rendait vulnérable, physiquement, mentalement et émotionnellement. En cas d’agression, elle n’aurait même pas le recours de s’envoler pour fuir.

Elle se sentait d’autant plus démunie que sa vie au paradis ne l’avait pas préparée à se défendre. Là-bas, tout le monde s’aimait. Il n’y avait ni haine ni cruauté. Ici, la douceur et la gentillesse étaient des denrées rares. Sur Terre, les gens passaient leur temps à s’agresser et à s’humilier.

Olivia aurait bien voulu passer son existence sur Terre, mais seule avec Aeron.

Tu savais ce qui t’attendait, mais tu as tenu à courir le risque pour connaître le plaisir. À présent, il faut assumer. Tu n’as plus le choix.

— Ça va ? demanda Aeron.

— Oui, répondit-elle d’un ton ferme.

Ils continuèrent à avancer en prenant une bifurcation du couloir qui les mena dans la salle à manger, où quatre individus prenaient leur petit déjeuner. Ils se turent en les voyant entrer. Aeron s’était arrêté, et Olivia prit le temps de balayer du regard la grande table couverte de victuailles et les quatre inconnus. Quatre bourreaux potentiels. Deux femmes et deux hommes.

La peur crépita dans sa poitrine en une gerbe d’étincelles, et elle en eut le souffle coupé. Instinctivement, elle se réfugia derrière le grand corps d’Aeron et s’appuya des deux mains à son dos pour tenir debout.

— Enfin ! s’exclama en riant l’une des femmes. Voilà notre ange en chair et en os. On commençait à croire qu’Aeron voulait vous garder pour lui tout seul. Mais je ne l’aurais pas laissé faire, croyez-moi… J’avais déjà préparé de quoi forcer la porte de sa chambre, et prévu d’intervenir sur le coup de minuit.

Intervenir pour lui rendre une visite de politesse ou pour lui trancher la gorge ? Olivia avait reconnu la voix de Kaia Skyhawk, la jumelle de Bianka, la sœur aînée de Gwen. Kaia était une harpie, une voleuse, une menteuse, un suppôt de Satan. Elle avait accepté d’aider les Seigneurs de l’Ombre dans leur quête de la boîte de Pandore et n’hésiterait pas à tuer quiconque se mettrait en travers de leur route. Et elle ne ferait pas d’exception pour un ange.

Gwen, elle, se trouvait en ce moment à Rome avec Sabin, dont elle était la compagne. D’après ce qu’Olivia avait cru comprendre, ils fouillaient un temple récemment surgi des eaux pour y déterrer des objets de pouvoir convoités également par Cronos.

Ce débile de Cronos que les Seigneurs de l’Ombre croyaient tout-puissant ! Si seulement ils avaient su…

— À ta place, je m’abstiendrais de faire des commentaires, fit remarquer Paris en s’adressant à Kaia.

Olivia risqua un œil par-dessus l’épaule d’Aeron.

— Pourquoi ? demanda Kaia d’un air insouciant. Tu penses qu’Aeron oserait m’attaquer ?

Paris fit la moue.

— Ce n’est pas pour Aeron que je te demande de te taire. Je trouve simplement que tu es plus jolie quand tu n’ouvres pas la bouche.

Kaia ricana et Olivia ne put s’empêcher de sourire. Elle commençait à s’habituer à la présence des démons.

— Vous sentez-vous mieux, Olivia ? demanda gentiment Paris.

— Oui, merci, répondit-elle.

Mais elle demeura à l’abri derrière le bouclier formé par le corps d’Aeron.

— J’aimerais bien vous fournir une bonne raison de me remercier, ricana une voix d’homme. En vous faisant tâter quelque chose.

William, bien entendu. Il était séduisant – un peu trop –, avec des cheveux noirs et des yeux bleus. C’était aussi une fripouille dotée d’un drôle de sens de l’humour qu’Olivia ne comprenait pas toujours.

— Quelqu’un devrait s’occuper de te priver de ce quelque chose, ça rendrait service aux femmes, commenta Cameo, l’unique femme-guerrier du château.

Elle était possédée par Misère et sa voix exprimait tout le malheur du monde.

Olivia eut envie de la serrer dans ses bras pour la consoler. Personne ici ne s’en doutait, mais la pauvre Cameo s’endormait souvent en pleurant. Elle songea qu’elles pourraient peut-être devenir amies, et s’étonna une fois de plus de ce que les démons ne la terrorisaient plus.

— Il n’en est malheureusement pas question, marmonna Aeron en reprenant la main d’Olivia pour l’entraîner vers la table.

Il lui présenta une chaise.

Elle conserva les paupières baissées et secoua la tête.

— Non, merci, dit-elle.

— Pourquoi ?

— Je ne veux pas m’asseoir seule, murmura-t-elle.

Elle n’avait pas envie de se sentir loin de lui, de rompre le contact physique.

Il se laissa tomber en soupirant sur la chaise et Olivia s’installa maladroitement sur ses genoux en retenant un sourire de triomphe. Il se raidit, mais ne protesta pas.

Elle se demanda ce que pensaient les personnes présentes de sa démonstration d’affection, mais n’osa pas lever les yeux pour sonder leurs visages.

— Où sont les autres ? demanda Aeron.

Elle admira son aisance à communiquer.

— Lucien et Anya sont en ville, répondit Paris. Ils cherchent la brune des ténèbres. Torin est dans sa chambre, comme d’habitude. Il surveille ses écrans pour nous protéger. Quant à Danika…

Le prénom fit tressaillir Aeron. Olivia comprit qu’il se sentait encore coupable de s’être acharné sur Danika, et elle lui tapota discrètement la main pour le réconforter.

— Elle est occupée à peindre et nous montrera son tableau quand il sera terminé. Ashlyn consulte la liste de Cronos et tente de se souvenir si les voix du passé ont déjà mentionné l’un des noms qui y figurent.

Cronos avait confié aux Seigneurs de l’Ombre la liste des immortels possédés par les démons de la boîte de Pandore. Elle savait où vivaient certains de ces immortels. Les Seigneurs de l’Ombre les recherchaient. Elle se demanda si elle avait le droit de les aider sans enfreindre une loi.

— Dis donc, Luxure, on devrait te rebaptiser Ennui, coupa William. Si on en venait aux choses intéressantes, plutôt ? Tu pourrais faire les présentations. Histoire de montrer à l’ange que nous sommes des êtres civilisés.

— Depuis quand cherches-tu à te conduire en être civilisé ? demanda Aeron d’un ton peu amène.

— Je viens de commencer, ironisa William, que rien ne démontait.

Olivia entendit Aeron grincer des dents de rage.

— Je vous présente Olivia, annonça-t-il à la cantonade, d’un ton qui n’invitait pas au dialogue. Olivia est un ange.

— Un ange déchu, précisa-t-elle.

Elle aperçut du coin de l’œil une corbeille chargée de raisins et ne put retenir un gémissement de plaisir. Trois jours de diète, c’était beaucoup, même pour un ange.

Elle plongea la main dans la corbeille et, oubliant le souci du partage et la modération, principes qui avaient guidé sa vie jusque-là, elle dévora grain après grain, en poussant de petits cris de bonheur. Une fois la corbeille vide, comme elle avait encore faim, elle avisa une assiette de quartiers de pommes.

— Miam…, murmura-t-elle en se penchant en avant pour atteindre l’assiette.

Elle faillit tomber des genoux d’Aeron, qui la rattrapa par les hanches.

— Merci, dit-elle.

— De rien, répondit-il d’une voix rauque.

Tout en souriant d’aise, elle se saisit de l’assiette et remua pour mieux se caler sur les genoux d’Aeron. Il se raidit et mit une main entre eux pour la tenir à distance. Elle s’en aperçut à peine, occupée qu’elle était à croquer ces délicieux morceaux de pomme qui furent engloutis aussi vite que le raisin, toujours avec des gémissements d’extase. Décidément, la nourriture lui paraissait meilleure depuis qu’elle était déchue. Plus sucrée. Plus consistante.

Enfin rassasiée, elle leva le nez de son assiette avec l’intention d’offrir à quelqu’un les morceaux qui restaient. Tout le monde la regardait. Les pommes et le raisin pesèrent brusquement sur son estomac. Elle eut vaguement conscience d’avoir commis une bévue, mais laquelle ?

— Je suis désolée, murmura-t-elle machinalement.

— De quoi vous excusez-vous ? demanda Kaia d’un ton qui lui parut sincère.

— Tout le monde a les yeux fixés sur moi, aussi j’ai eu l’impression de me monter grossière en dévorant vos fruits.

— Pas de problème, assura William tout en faisant danser ses sourcils. J’apprécie les femmes qui se goinfrent au petit déjeuner.

Elle ne s’était pas goinfrée… Tout de même pas…

— Tais-toi, bourreau des cœurs, lança Kaia en donnant à William une vigoureuse tape à l’arrière du crâne. On se fiche de ce que tu apprécies.

Puis elle se tourna vers Olivia.

— Je te regarde parce que tu m’intrigues, voilà tout, lui dit-elle en passant brusquement au tutoiement.

Olivia aussi était intriguée. Elle n’avait encore jamais rencontré de harpie. Les harpies ne pouvaient manger que ce qu’elles volaient. Mentir et tuer était pour elles une seconde nature. Pour résumer, elles étaient le négatif des anges. Mais elles profitaient pleinement des plaisirs de la vie. C’était probablement ce qui avait séduit Lysander, quand il avait choisi pour compagne l’une de ces infernales créatures.

Bientôt, je saurai, moi aussi, comment profiter pleinement des plaisirs de la vie.

— Tu connais Lysander, le prince consort de ma sœur jumelle ? demanda Kaia.

— Oui. Je le connais bien.

La harpie posa ses coudes sur la table en poussant l’assiette et le verre qui se trouvaient devant elle.

— Il me fait l’effet d’un homme rigide et plein de principes, dit-elle d’un ton méprisant.

— C’est le moins qu’on puisse dire, confirma Olivia.

— Je le savais, murmura Kaia d’un ton désolé. Pauvre Bianka…

Son visage se rembrunit. Puis il s’éclaira de nouveau.

— J’ai une idée ! s’exclama-t-elle. Toi et moi, on pourrait s’associer pour le dégeler un peu. À deux, nous serions plus efficaces. De plus, cela nous permettrait de mieux nous connaître. Les femmes de ce château doivent se montrer solidaires.

— C’est impossible, intervint Aeron en refermant un peu plus ses mains autour d’elle. Olivia ne reste pas au château. Je vais l’emmener en ville.

Les épaules d’Olivia s’affaissèrent.

— Vous êtes certain de vouloir m’éloigner de vous ? demanda-t-elle d’une toute petite voix. Je vous serais pourtant utile.

— En me protégeant, c’est ça ?

Il posait la question, comme s’il ne savait pas.

Elle eut envie de gifler ce mâle borné.

— Oui.

— Je suis suffisamment entouré ici, dit-il. Je n’ai pas besoin d’une protectrice de plus.

— Je pourrais aussi vous apporter la joie et le sourire. C’était mon rôle d’ange, vous savez ?

C’était… Et cela lui manquait déjà.

— Vous aimeriez sourire ? reprit-elle.

Il n’hésita même pas.

— Non.

— Moi, je suis preneur, intervint William. J’adore sourire quand je suis nu dans mon lit. Je vote pour qu’on la garde.

Olivia sentit les ongles d’Aeron s’enfoncer dans sa peau, mais elle ne broncha pas, pour qu’il ne retire pas ses mains.

— Comme vient de te le dire Kaia, ton opinion ne nous intéresse pas, grommela-t-il.

— De toute façon, je n’ai jamais vu sourire Aeron, et je me demande s’il a les muscles qu’il faut pour ça, renchérit Kaia.

— Je sais sourire, protesta Aeron avec tant de vigueur que tout le monde éclata de rire.

— Bien sûr que tu sais, gentil grognon ! s’exclama Kaia, en repoussant la masse de ses cheveux roux derrière ses épaules. Écoute, tu n’as pas besoin d’emmener cette femme en ville. Les nouvelles vont vite… Je sais qu’elle s’est fait virer du paradis et j’aimerais bien des détails.

— Moi aussi, renchérit Cameo en hochant du menton pour appuyer son propos. Moi aussi, j’aimerais mieux la connaître.

— Et moi donc ! ricana William.

Il envoya du bout des lèvres un baiser en direction d’Olivia. Elle rougit.

— Pas besoin de me répondre, lui dit-il. Je sais déjà ce que vous pensez. Arrêtez-moi, si je me trompe. Vous aussi, vous brûlez d’envie de faire ma connaissance.

Aeron poussa un grognement sourd.

— Elle ne reste pas ici. Je l’emmène aujourd’hui même à Budapest et je l’y laisse.

— Mais pourquoi ? protesta Olivia.

Elle n’était pas disposée à obéir sans discuter. Elle avait refusé de devenir un ange vengeur, mais elle n’était pas pour autant une mauviette.

— Ceux qui sont réunis autour de cette table feraient sans doute n’importe quoi pour vous, insista-t-elle. Mais, face à l’épée de feu d’un ange, ils seraient impuissants.

Elle s’attendait à ce que quelqu’un intervienne pour lui donner raison, mais personne n’eut l’air de se préoccuper du fait qu’un ange vengeur allait bientôt être envoyé pour punir Aeron. Elle en déduisit que tout ce petit monde se croyait invincible.

Et, bien entendu, Aeron resta sur ses positions.

Elle reposa le plat contenant les pommes là où elle l’avait pris, repoussant au passage quelques assiettes, avec encore plus de désinvolture que Kaia.

— Je pourrais aussi vous aider à combattre les chasseurs, annonça-t-elle posément.

— Olivia…, dit Aeron sur un ton de reproche.

Elle n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’il levait les yeux vers le plafond pour implorer les dieux. Il aurait dû réclamer la patience qui lui manquait, mais il lui sembla qu’il suppliait plutôt qu’on lui donne de la force.

— Nous sommes des démons, reprit-il. Les démons et les anges ne font pas bon ménage. De plus, Legion ne peut pas rentrer au château tant que vous êtes là.

Malheureusement, ce dernier argument était imparable.

— Je… je ferai de mon mieux pour m’entendre avec elle, assura-t-elle en se maudissant pour l’angoisse qui altérait sa voix. Et je saurai me montrer gentille avec vos compagnons, insista-t-elle. Je vous en prie, ne doutez pas de moi. J’ai tout abandonné pour rester près de vous.

— Je sais, répondit-il d’un ton railleur.

— Vous me devez au moins…

— Je ne vous dois rien, coupa-t-il. Donc non ! La réponse est non. Je vous ai soignée, nous sommes quittes. Vous partez.

À son tour, Cameo posa ses coudes sur la table pour se pencher vers Olivia.

— Ne faites pas attention à ce qu’il dit. Il est hargneux, parce qu’il n’a pas eu sa dose de caféine. Reprenons cette conversation un peu en arrière. En quoi pourriez-vous nous aider à vaincre les chasseurs ?

Enfin, quelqu’un qui tenait compte de ce qu’elle disait. Encouragée par Cameo, Olivia haussa le menton.

— Je sais où se trouvent les immortels possédés par les autres démons de la boîte de Pandore, dit-elle.

Elle craignit que cette révélation ne déclenche une colère divine. Allait-elle être foudroyée ou attaquée par une cohorte d’anges vengeurs ? Heureusement, il n’en fut rien.

— Il me semble vous avoir entendus dire que vous les cherchiez, ajouta-t-elle.

Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence chargé de tension, durant lequel ils ne la quittèrent pas des yeux.

— Aeron…, dit enfin Cameo.

— Nous n’avons pas besoin d’elle, insista Aeron. Nous avons les listes de Cronos.

— Les listes comportent des noms, mais aucune indication de lieux, insista Cameo. Je suis sûre que Sabin aura envie de lui parler quand il rentrera.

— Si ce crétin de Sabin veut parler à Olivia, Gwennie le voudra aussi, intervint Kaia en faisant tambouriner ses ongles sur le plateau de bois de la table. Et comme tu le sais, j’aime faire plaisir à ma petite sœur. De plus, vous m’aviez promis de nombreuses batailles et personne n’a attaqué ce château depuis trop longtemps. Si ça continue, je vais mourir d’ennui.

— Harpie, ne me pousse pas à bout, déclara Aeron avec agacement. C’est moi qui décide, dans cette affaire. Tu n’as pas ton mot à dire.

— Ces guerriers sont touchants, tu ne trouves pas ? ironisa Kaia en se tournant vers Olivia. Ils se croient invincibles.

Puis son bras se détendit comme un ressort pour attraper une poignée d’œufs qu’elle lança sur Aeron.

Olivia se baissa, et les œufs vinrent s’écraser sur le visage d’Aeron. Il s’essuya du revers de la main en affichant une moue dégoûtée. Puis il frotta sa main à la chaise pour ne pas souiller la tunique d’Olivia.

Kaia pouffa comme une gamine.

— Tu fais l’étonné parce qu’elle veut rester, dit-elle. Mais Paris m’a raconté que tu as lancé un défi à Cronos, l’autre soir, depuis les toits de Budapest. Au sujet d’une femme qui ne voudrait pas de toi, ajouta-t-elle en ricanant.

— Sans blague ? s’exclama William tout en beurrant un muffin aux myrtilles. Et à quelle occasion as-tu échangé des confidences avec Paris, harpie ?

Kaia haussa les épaules, sans quitter Aeron des yeux.

— Il y a quelques jours. J’avais besoin de distraction et il se sentait un peu faible.

Elle haussa de nouveau les épaules.

— Notre petit exercice lui a délié la langue.

Paris acquiesça d’un air vague. Olivia avait déjà remarqué que le gardien de Luxure paraissait déprimé. Mais, à l’évocation de sa rencontre avec Kaia, son visage s’éclaira un peu. Leur conversation avait dû lui remonter le moral.

— Mais je t’avais pourtant proposé mon lit, gémit William en lorgnant du côté de la harpie.

Son lit ? Kaia et Paris n’avaient donc pas échangé que des confidences…

— J’ai pensé que tu serais sans doute aussi nul au lit qu’à Guitar Hero, et ta proposition ne m’a pas tentée. De plus, quelqu’un que nous connaissons et apprécions a déjà jeté son dévolu sur toi. Je refuse de marcher sur ses plates-bandes.

— Qui ? demanda Olivia.

Elle n’avait pas pu s’en empêcher.

Kaia ignora la question.

— J’ai donc choisi Paris pour me tenir chaud, l’autre nuit, et j’ai hâte de raconter ça à Bianka. Dans les moindres détails.

— Ah, non ! protesta Paris. Tu n’as pas le droit.

La harpie eut un sourire nonchalant et coquin, mais continua à s’adresser à Aeron.

— Écoute-moi, espèce de truand. Si tu veux retrouver ta petite démone, tu n’auras qu’à lui donner rendez-vous en ville. L’ange reste ici.

Le souffle d’Aeron brûla la nuque d’Olivia comme du feu.

— Je suis ici chez moi, répondit-il en détachant bien ses mots.

— Tu n’es pas le seul, objectèrent en chœur William et Kaia.

Ils n’avaient pas eu besoin de se concerter, et échangèrent un sourire complice – un peu moins franc du côté de William, qui boudait toujours à l’idée que Kaia lui avait préféré Paris.

— Absolument, renchérit Olivia. Tu n’es pas le seul à être chez toi ici.

Il n’avait pas encore compris à quel point il avait de la chance qu’elle soit là, mais il n’allait pas tarder à s’en rendre compte.

Faites que ce soit le plus vite possible.

De nouveau, les mains d’Aeron se posèrent sur sa taille et, cette fois, il la serra si fort qu’elle poussa un petit cri de douleur.

— Vous pourriez nous dire où se trouve la boîte de Pandore, Olivia ?

Elle l’ignorait, et il le savait. Il cherchait à la prendre en défaut.

— Euh…, bredouilla-t-elle. Non. Malheureusement, non.

— Et la Cape qui rend invisible ? Et la Baguette ?

Cela aussi, elle l’ignorait.

— Non, dut-elle avouer.

Elle savait, en revanche, que les Seigneurs de l’Ombre avaient déjà en leur possession deux objets de pouvoir : la Cage de force et l’Œil qui voit tout. Il leur manquait les deux objets qu’Aeron venait de mentionner. Le Seulet Unique ne s’intéressant pas à ces stupides reliques, elle n’avait jamais eu à les chercher.

Aeron la souleva pour la mettre debout, puis il la lâcha sans préavis. Elle dut s’agripper à la table pour ne pas tomber. Elle dut aussi se mordre les lèvres pour ne pas gémir de déception. J’ai tant besoin de sentir tes mains sur moi…

— Vous tenez toujours à ce qu’elle reste ? lança-t-il à la cantonade. Entre elle et moi, c’est elle que vous choisissez ?

Ils acquiescèrent à tour de rôle.

— Entendu, dit-il en se passant la langue sur les dents. Elle est à vous. Je vous la laisse. Interrogez-la tant que vous voudrez. Je vais m’installer en ville, comme me l’a gentiment suggéré Kaia. Vous n’aurez qu’à m’envoyer un SMS quand elle sera partie. Je ne mettrai plus un pied dans ce château tant qu’elle sera là.

Le guerrier des ténèbres
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